L’ex detenu disparu comme témoin des procès pour crimes contre l’humanité
PROLOGUE A L’EDITION FRANÇAISE
Sophie Thonon-Wesfreid*
Le 24 mars 1976, un coup d’état éclate en Argentine qui instaura la dictature la plus sanglante de l’histoire de ce pays, venant ainsi à fermer une période d’intense mobilisation populaire.
En effet, les années précédentes furent le témoin de revendications importantes de la part de différents secteurs de la population : ouvriers, fonctionnaires, étudiants…
L’alliance, en 1969, de ces derniers avec les ouvriers en lutte pour l’obtention d’augmentations salariales donna lieu, en particulier dans la ville de Córdoba, au centre du pays, à plusieurs jours de mobilisation qui reçurent le nom de « Cordobazo », mobilisations qui ouvrirent, dans tout le pays, une période d’importantes luttes sociales et politiques au sein desquelles la jeunesse joua un rôle prépondérant.
Ce qui fut alors recherché par les puissances économiques nationales et étrangères et en premier lieu les Etats Unis, fut l’anéantissement des mouvements sociaux et ce afin d’imposer libéralisme économique et dérèglementation, ce qui explique l’usage de l’appellation de dictature civico militaire pour qualifier la dictature argentine.
Le cadre idéologique avancé pour mettre en place ce nouveau modèle économique fut la lutte contre la « subversion communiste » codifiée sous le nom de doctrine de sécurité nationale, doctrine qui fut développée par les différentes dictatures du Cône Sud, en particulier pour justifier les coups d’états perpétrés au Brésil, puis au Chili et en Uruguay.
Le coup d’état militaire du 24 mars organisa la planification de l’élimination de toute forme d’opposition de la part de la population.
C’est ainsi que le 17 décembre 1976, le Chef de l’Armée de Terre, édicta au service des forces armées, un Ordre Secret contenant la consigne suivante :
« Appliquer les formes de luttes avec une violence maximum afin d’éradiquer les délinquants subversifs en quelque lieu qu’ils se trouvent.
L’action militaire est toujours sanglante et violente ».
Les méthodes employées importaient donc peu, primait le seul résultat, c’est à dire l’élimination de toute opposition.
La dissimulation fut la règle comme l’avoua lui-même le Général VIDELA, premier chef de la Junte: « Il n’y avait pas d’autre solution, il ne fallait pas de preuves (…) La solution a été subtile – la disparition des personnes – qui crée une sensation ambigüe parmi les gens: les personnes n’étaient pas là, on ne savait rien sur leur sort; (…) la décision fut prise que ces personnes devaient disparaître; chaque disparition peut certainement être comprise comme (…) une dissimulation (…) ».
Les forces armées se livrèrent, sous couvert d’anonymat et de promesses d’impunité, au pires exactions : enlèvements secrets ou à visage découvert, incarcérations dans plus de 400 lieux clandestins, torture systématique et disparitions des corps, exactions regroupées sous le terme de terrorisme d’état.
La dictature laissa derrière elle 30 000 disparus et des milliers d’assassinés et de torturés survivants, sans oublier son bilan social et économique: les travailleurs perdirent la moitié de leur pouvoir d’achat et la dette extérieure du pays fut multipliée par 5, passant de 9 milliards de dollars en 1976 à 46 milliards en 1983.
Pour rendre compte de l’idéologie qui présida à l’élaboration d’une telle politique de terreur, citons ce que Carlos ROZANSKI, Président du Tribunal Criminel Fédéral N°1 de la ville de La Plata (Argentine), énonce dans le Prologue de l’édition argentine de l’ouvrage:
La stratégie adoptée fut « la réorganisation » de la société argentine afin de la soumettre aux buts et besoins de la nouvelle économie et incompatibles avec quelque opposition, physique ou intellectuelle.(…) ce que (le sociologue argentin) Daniel FEIERSTEIN a appelé « le génocide ré organisationnel ».
Fin 1983, les militaires sont contraints de se retirer et des élections portent au pouvoir un président radical en la personne de Raul ALFONSIN.
L’une des premières mesures de gouvernement de ce dernier est d’ordonner, fait presque unique dans l’histoire des nations, la mise en accusation devant les tribunaux argentins et selon les lois du pays, des responsables des crimes perpétrés, à commencer par la junte militaire elle-même.
En 1985, huit condamnations sont prononcées contre les membres des 3 juntes militaires qui se succédèrent à la tête de l’Argentine.
Des dizaines d’instructions pénales s’ouvrent ensuite dans les différents tribunaux du pays à l’encontre des officiers de rang inférieur.
Mais les forces armées, pourtant profondément discréditées, ne s’avouent pas vaincues et contraignent le président Raul ALFONSIN, à la promulgation de deux lois scélérates dénommées, Loi du Point Final et de l’Obéissance due, ordonnant la clôture des poursuites pénales en cours.
Un crime échappe à ces mesures d’impunité, à savoir celui de la soustraction des enfants mineurs, arrachés dès la naissance, à leurs mères retenues en captivité puis éliminées et ultérieurement donnés en adoption illégale à des familles proches des forces armées et dont le nombre est estimé à environ 500.
C’est précisément sur le fondement de cette exception qu’une première brèche est ouverte, en 1992, par deux avocats, défenseurs des droits de l’homme, Alberto PEDRONCINI et David BAIGUN, contre ces mesures d’amnistie et qui portèrent la plainte des Grands-Mères de la Place de Mai devant les tribunaux argentins.
Les plaintes furent reçues et instruites.
En 2003, sous le gouvernement du péroniste Nestor KIRCHNER, les deux lois sus visées sont définitivement annulées et en 2005, la Cour Suprême argentine déclare leur inconstitutionnalité.
Vingt années d’impunité sont enfin rompues.
Les instructions pénales, antérieurement fermées sont ré ouvertes et de nouvelles plaintes sont déposées à l’issue desquelles près de 800 condamnations furent prononcées.
Sont aujourd’hui pendantes 284 instructions et 17 procès sont en cours.
De telles procédures sont uniques dans l’histoire judiciaire mondiale.
La justice argentine a, au delà de la leçon morale donnée au monde, ainsi créé une jurisprudence sans précédent relativement à la poursuite et au châtiment des criminels contre l’humanité.
Au cœur des instructions pénales et des procès, toujours en cours à ce jour, il est une figure fondamentale : la victime survivante des camps de détention clandestins, dénommée dans cet ouvrage, «ex détenu disparu ».
Eduardo Luis DUHALDE, avocat défenseur des Droits de l’Homme, fut nommé Secrétaire des Droits de l’Homme de la Nation de 2003 à 2012 et analyse dans cet ouvrage, la problématique de ce témoin essentiel à la manifestation de la vérité.
Ce dernier est en effet, le seul capable de décrire de l’intérieur ce que furent les méthodes de tortures et d’élimination mais ce qui implique pour lui de revivre et dans ses moindres détails, le calvaire auquel il a survécu.
Il se trouve ainsi partagé entre son désir d’oublier ou à tout le moins de rendre le souvenir supportable, de porter la parole de ceux qui n’ont pas survécu et de devoir répondre aux exigences de précision et d’exactitude de la preuve judiciaire.
Sans oublier une dimension propre à l’Argentine, à savoir les craintes ressenties par le témoin d’être l’objet de représailles, de la part de groupes d’extrême droite ou d’anciens tortionnaires, le cas le plus connu étant celui de Julio LOPEZ, appelé à témoigner et qui fut enlevé et «disparu», en 2006, c’est à dire en démocratie.
Ce drame n’a jamais été élucidé.
DUHALDE dénonce la réduction du témoin ex détenu disparu, au « témoin victime », se refusant à utiliser le terme de victime, estimant que celui-ci tend à indifférencier les témoins et leur histoire personnelle.
Il a, au contraire voulu sortir le prisonnier survivant, enlevé, séquestré et torturé, de la condition qui lui est immédiatement assignée lorsque le terme de victime lui est appliqué, c’est à dire celle d’un être passif, réduit à l’état de souffrant et qui n’existerait qu’en fonction du crime perpétré par le seul être actif du drame, le bourreau.
Il n’est peut être pas, à cet égard, indifférent de rappeler que la tradition pénale s’attache uniquement à la poursuite du crime, à l’offense faite au corps social, à l’ordre public.
La victime n’est considérée qu’en tant que révélateur de cette offense.
Elle ne vient à exister en tant que telle que si elle se présente et revendique elle-même le statut de partie au procès pénal, elle est seule à présenter son histoire et sa souffrance.
DUHALDE estime, à juste titre, que les survivants des camps d’extermination sont, d’abord, des « corps politiques » occupant l’espace social.
Tant lui même que Fabiana ROUSSEAUX dans cette ouvrage, en sa qualité de psychologue et ancienne directrice du Centre d’Assistance aux Victimes de Violations des Droits de l’Homme, dépendant du Secrétariat aux Droits de l’Homme de la Nation, estiment que donner la parole à l’ex détenu disparu, constitue l’un des aspects essentiels de la réparation.
La déposition judiciaire devient alors un chemin thérapeutique, une catharsis.
Les répresseurs se sont trompés : le disparu n’a pas cessé d’être mais a, au contraire acquis « une incommensurable force identitaire ».
C’est cette même condition d’invisible qui permit à la justice de trois pays européens de commencer à rompre le fracassant silence de l’impunité qui sévissait alors en Argentine, à savoir la France, puis l’Espagne et l’Italie.
En effet, le premier procès qui amena la justice française à juger les crimes de la dictature argentine, se tint devant la Cour d’Assises de Paris en 1992, cour qui condamna l’officier de marine Alfredo ASTIZ pour les faits de séquestration suivis de tortures sur deux religieuses françaises Alice DOMON et Léonie DUQUET.
La compétence de la justice française reposait sur le principe de la compétence personnelle passive, c’est à dire la nationalité française de la victime.
Les faits dénoncés à la justice française ne se trouvaient pas, à l’époque, atteints par la prescription criminelle de 10 ans, ce qui n’était plus le cas en 1998, lorsque plusieurs nouvelles plaintes furent à nouveau présentées pour des faits criminels perpétrés, au Chili et en Argentine, sur des ressortissants français.
Ne furent alors acceptées que les plaintes dénonçant les faits de disparition, laissant de côté celles visant des assassinats et/ou des actes de barbarie.
La justice française accepta de considérer que les faits de disparition constituaient un crime continu, c’est à dire se poursuivant dans le temps jusqu’à la découverte d’un corps permettant à l’action publique d’ouvrir des poursuites, découverte marquant ainsi le point de départ de la prescription décennale.
L’instruction relative à la dictature chilienne s’étendit sur une période douze années et, le 17 décembre 2010, la Cour d’Assises de Paris prononça 13 condamnations et l’instruction relative aux Français disparus en Argentine est pour sa part toujours ouverte.
Le fondement juridique retenu dans les deux dossiers fut celui de la séquestration suivie de tortures, tout comme en 1992.
Quoique la qualification de crime contre l’humanité, incorporée au droit français depuis 1945 corresponde à une juste qualification de l’extermination systématique des opposants par la dictature argentine, elle ne fut pas retenue.
En effet, la jurisprudence de la Cour de Cassation a restreint l’application de la qualification de crime contre l’humanité aux faits relatifs à la deuxième guerre et ce pour des raisons politiques évidentes : empêcher toute plainte relative aux guerres coloniales françaises en Indochine et en Algérie.
Dans le cadre de la procédure relatives au Français disparus en Argentine, furent entendues, de nombreuses victimes de la répression, survivantes des centres clandestins de détention qui n’avaient jamais déclaré devant la justice argentine et qui exprimèrent l’espoir que leur récit permettrait de faire tomber l’impunité qui sévissait toujours en Argentine, même si dans le même temps, elles déclaraient qu’il était fondamental que justice soit faite qu’elle que soit la voix de celle-ci.
Ces mêmes témoins se révélèrent également soucieux à l’extrême de rapporter le calvaire de ceux qui, disparus, ne pourraient jamais témoigner, phénomène également observé par les auteurs de l’ouvrage.
A cet égard, Fabiana ROUSSEAUX écrit que « le terrorisme d’Etat privilégia la clandestinité comme méthode suprême de diffusion de la terreur », ce qui contraignit les témoins à « un effort énorme » de remémoration.
J’ai moi-même eu l’occasion, lors des audiences qui se tinrent en Argentine postérieurement à 2005, d’écouter les témoins survivants rapporter que les yeux bandés, ils se récitaient entre eux, leurs noms et prénoms afin que celui ou ceux qui survivraient puissent témoigner.
« Eu égard aux caractéristiques de clandestinité et de dissimulation massives des crimes (…) les témoignages constituent la preuve centrale de ce qui est arrivé (…) et personne ne peut les mettre en doute. »
A la suite de cette réflexion de F. ROUSSEAUX, nous ajouterons que certes, l’effroyable répression mise en place par les forces armées argentines n’est pas remise en cause, mais que par contre le nombre des victimes est remis en question par divers négationnistes.
Furent également entendus de grands témoins, tels qu’historiens, médecins ou psychologues, qui s’attachèrent à ouvrir le cadre général dans lequel s’inscrivaient les différents témoignages.
Fabiana ROUSSEAUX fut, lorsque la justice argentine se mit de nouveau en action, appelée à porter son témoignage de professionnelle de la santé mentale dans le traitement des victimes du terrorisme d’Etat.
Elle rapporte la difficulté éprouvée devant l’amplitude des problèmes.
Pour tenter de porter une assistance permettant de traiter les séquelles présentées par les survivants, elle se rapprocha conjointement avec d’autres praticiens, des équipes ayant travaillé sur les mêmes problématiques au Salvador, en Uruguay, au Brésil, au Chili.
Elle relata dans sa déposition l’extrême difficulté à cerner et ultérieurement à traiter, les multiples séquelles affectant les victimes, indifféremment du temps écoulé, mettant ainsi en lumière que le « trauma » ne fait pas désormais partie de l’histoire mais continue dans le temps présent.
Il continue parce que le sort de 30 000 personnes demeure toujours inconnu à ce jour, il continue parce que 300 enfants demeurent des adoptés illégaux, il continue parce que les souffrances des détenus survivants demeurent, la réparation ne pouvant être que partielle et inadéquate, il continue parce que les séquelles des survivants marquent les générations suivantes.
Elle souligne dans cet ouvrage ainsi que dans son témoignage le fait que « l’État est responsable du crime » et qu’il lui appartient en premier lieu de reconnaître sa responsabilité, reconnaissance fondamentale.
Cette reconnaissance participe tant à la réparation de la victime qu’à la reconstruction du corps social et ce en dépit du décalage qui existe entre ce qu’a vécu la victime, le récit qu’elle en fait et ce que le juge en retient pour les besoins de l’administration de la preuve dans le cadre d’un procès.
Les références au phénomène testimonial relatif à l’holocauste sont nombreuses et en particulier au regard du temps écoulé entre le fait criminel et sa relation par le témoin.
Les témoignages des survivants de la Shoah ne commencent à être recueillis qu’en 1961, lors du procès EICHMANN soit quelques vingt plus tard, étant précisé que lors du procès en 1945 à Nuremberg des grands dirigeants nazis, extrêmement peu de survivants des camps d’extermination furent entendus et l’un d’eux, Francisco BOIX, ne le fut, non en sa qualité de survivant sinon de « photographe » du camp de Mauthausen.
Cette distance est nécessaire pour rendre possible l’écoute même du témoignage et son intégration dans une appréhension plus globale du phénomène criminel.
Ceci est à rapprocher de la constatation de ce que la connaissance du crime contre l’humanité s’accroît avec le temps, à l’inverse du crime de droit commun dont les preuves factuelles s’affadissent au fur et à mesure des années.
S’il est indéniable que la jurisprudence accumulée par la justice argentine depuis 2005, constitue désormais une référence mondiale en matière de lutte contre l’impunité et de poursuite des grands criminels contre l’humanité, il est tout aussi manifeste que les professionnels de la santé argentins, et en premier lieu Fabiana ROUSSEAUX, ont acquis une expérience en matière d’assistance aux victimes des violations des droits de l’homme, remarquable.
La connaissance ainsi acquise devrait permettre de venir en aide à des victimes d’autres nationalités, non seulement pour assurer le traitement des séquelles dont elles sont affectées mais également pour permettre de recueillir leurs paroles, leur témoignages sur les violations subies et ainsi tenter de conserver une partie de l’histoire de l’humanité.
Paris le 14 Mai 2018
*Avocat au Barreau de Paris. Défenseur des familles des Français disparus au Chili et en Argentine.